Gay Talese a ravi depuis les années 1960 ses lecteurs du « New York Times » et d’« Esquire ». On en fait volontiers l’inventeur du nouveau journalisme, étiquette qu’il n’a jamais revendiquée. Dans son dernier livre publié aux éditions du Sous-sol, « Tout est affaire d’imagination », c’est bien un écrivain à part entière qu’il nous est donné de redécouvrir.
Le reportage littéraire a deux terres de prédilection : la Pologne et les États-Unis. Si les éditions Noir sur blanc ont joint les noms d’Agata Tuszyńska et Mariusz Szczygieł à celui, depuis longtemps canonisé, de Ryszard Kapuściński, le « Panthéon » américain, vu d’Europe, se limitait il y a peu à quelques monstres sacrés, Truman Capote et Norman Mailer, lesquels semblaient avoir ouvert et fermé, en deux ou trois chefs d’œuvre, une sorte de parenthèse enchantée.
Voyages en non-fiction
La réalité est toute autre et depuis 2013, les éditions du Sous-sol explorent ces terres toujours giboyeuses dans la revue Feuilleton ainsi que dans l’une des collections littéraires qui lui est associée : Feuilleton Non fiction. Cette terminologie, classique outre-Atlantique, inclut toutes les formes de narration basées sur le réel, l’exact équivalent en somme de ce qu’au cinéma on nomme les écritures documentaires.
Parmi leurs pièces maîtresses, on trouve pêle-mêle deux essais autobiographiques de Maggie Nelson, Une Partie rouge et Les Argonautes, vertigineuse introspection sur la question du genre, des reportages de l’aventurière Nellie Bly, qui non contente de passer pour une héroïne de Jules Verne, entreprit de faire Le tour du monde en 72 jours, les portraits d’un New York aujourd’hui disparu de Joseph Mitchell, une flamboyante enquête de Susan Orlean sur un vol d’orchidées, et last but not least, un des maîtres du journalisme narratif, Gay Talese.
Ce fils de tailleur calabrais, né en 1932, use dès ses premiers articles au début des années 1950 de procédés généralement dévolus à la fiction : ses portraits donnent une grande attention aux détails et surtout aborde leur sujet in medias res. Autrement dit, ils nous plongent immédiatement dans le récit pour nous donner seulement ensuite, par petites touches, toutes les clés pour comprendre. Si le lecteur ne peut plus se contenter des premières lignes pour saisir le propos général de l’article, sa curiosité l’amène à suivre, comme dans un roman, une narration fourmillante et complexe.
Portrait du reporter en voyeur mélancolique
De lui, étaient jusque-là disponibles en français Ton père honoreras, traduit en 1972, spectaculaire plongée dans le monde de la mafia italo-américaine et La Femme du voisin, traduit en 1981, une enquête sur la libération des mœurs de l’après-68. Les Éditions du sous-sol nous ont déjà offert, en plus de la réédition mise à jour du premier, le recueil Frank Sinatra a un rhume, dont le reportage éponyme, écrit pour la revue Esquire est devenu un classique enseigné dans les écoles de journalisme.
S’en est suivi Le Motel du voyeur, fascinante et dérangeante immersion dans l’univers d’un pervers qui, durant plusieurs décennies, a espionné les faits et gestes de ses hôtes dans le petit hôtel du Colorado dont il était propriétaire. Derrière ce portrait inquiétant, se livre au fil des pages une sorte de méditation sur l’éthique du journaliste, observateur discret dont la distanciation oscille parfois entre mélancolie et voyeurisme.
Ce nouveau recueil, Tout est affaire d’imagination, rassemble un large choix de reportages écrits entre 1966 et 2011. Parmi les morceaux de bravoure, on retiendra le portrait saisissant du vieil éleveur George Spahn, qui, pour avoir accueilli Charles Manson et ses disciples, voit son nom associé à l’assassinat de Sharon Tate ou cette évocation d’une New-Yorkaise qui, née dans les ruines de l’Allemagne d’après-guerre, fuit quarante ans plus tard le confort d’une vie bourgeoise pour rejoindre la rue.
Un véritable sommet du genre
Quant au reportage qui donne son titre à l’édition française, il constitue un véritable sommet du genre. Deux histoires s’y mêlent : celle d’Harold, d’abord adolescent aux premiers émois perturbés par le récit d’un viol familial, plus tard figure de l’émancipation sexuelle des années 1970, et le modèle de charme Diane Webber, son fantasme de toujours, qu’on découvre épouse fidèle d’un homme simple et tranquille. Que le premier ait vécu dans le désir de l’autre amène l’écrivain à construire son intrigue sur un fol espoir qui évidemment devient celui du lecteur. Mais la grande littérature se nourrit aussi des frustrations qu’elle inflige. Harold et Diane ne se rencontreront jamais.