Ali Chakeri
Proche collaborateur de Chapour Bakhtiar, et auteur d’une biographie politique, en persan, du dernier Premier ministre de l’ancien régime parlementaire de l’Iran.
L’intellectuel iranien Ali Chakeri revient sur la stratégie géopolitique du régime islamique, faite de provocations depuis quarante ans.
Depuis plusieurs mois le monde retient son souffle : un nouveau conflit armé à l’échelle de toute une région va-t-il éclater ? Jusqu’où sont-ils près à aller les dirigeants américains et surtout iraniens dans leur querelle irrationnelle ? Dans une telle conflagration dont la principale victime potentielle sera le peuple iranien, où est sa place et qui va demander son avis ?
RAPPELS DE LA GUERRE IRAN-IRAK
Or, à regarder dans un contexte historique plus large, l’escalade actuelle entre l’Iran des ayatollahs et une puissance étrangère, y compris les États-Unis, n’est pas une situation entièrement inédite dans le passé du régime islamique de l’Iran. Il suffit de se rappeler les deux ans de guérilla diplomatique Iran-Irak qui ont précédé les huit années de guerre entre les deux pays, avec ses centaines de milliers de victimes des deux côtés et les milliards de dollars de dégâts matériels. Chercher un adversaire assez aventureux susceptible de se prêter à leur jeu favori de provocation pour aller jusqu’au seuil de la guerre, quitte à ce que celle-ci finisse par se déclencher, a été, depuis sa fondation, une constante de la politique étrangère de ce régime. Avec Saddam Hussein, ambitieux et vaniteux à souhait, point plus fin que lui-même, Khomeiny disposait du meilleur adversaire possible pour son jeu pervers dont il espérait le renversement du régime baasiste et son remplacement par une autre république islamique et chiite, inféodée, elle aussi, à celle qu’il avait déjà sous sa férule.
Avec un président aussi impulsif et imprévisible que Donald Trump à la tête des États-Unis d’Amérique, l’actuel guide de la R.I., Ali Khamenei, lui aussi, n’a aucune raison d’être mécontent de son adversaire, juste assez puissant et fanfaron pour qu’il se sente flatté dans son orgueil mal placé et maladif. De plus, alors que Saddam Hussein avait manifesté les meilleures dispositions pour entretenir de bonnes relations avec Khomeiny, Donald Trump, sur une décision comportant tout ce qui peut la faire passer pour unilatérale et déloyale, sort des accords de Vienne de 2015 sur le nucléaire iranien qui portaient la signature de son pays, de cinq autres puissances, aussi bien que l’aval du Conseil de sécurité. Il fournissait ainsi à Ali Khamenei le meilleur argument pour faire passer son régime pour la partie lésée, quoique constante dans son engagement.
Alors que Saddam s’était empressé de reconnaître le nouveau régime de Téhéran dès les premiers jours de la prise de pouvoir de Khomeiny, tout en formulant le souhait de bonnes relations futures entre les deux pays, le fondateur de la R.I. ne manifesta aucun signe de satisfaction, même si le gouvernement provisoire dirigé par Mehdi Bazargan a pris l’initiative d’un remerciement purement formel.
Saddam Hussein, après avoir signé avec le chah les accords d’Alger au sujet de la frontière fluviale des deux pays selon la ligne talweg du Chat-el-Arab, souhaitait s’assurer de l’adhésion du nouveau pouvoir iranien vis-à-vis de cet engagement. Or, à la question de son ministre des Affaires étrangères, E. Yazdi qui lui demande quelle réponse il doit donner au dirigeant irakien lorsque, à la conférence des non-alignés à Cuba à laquelle il allait se rendre, il lui demanderait la position de l’Iran au sujet des accords d’Alger dont le ministre prend le soin d’expliquer à Khomeiny les grands avantages, à la stupéfaction de son interlocuteur, celui-ci répond que notre réponse sera : ni oui ni non.
Autant dire que, depuis sa naissance même, le pouvoir islamique de Téhéran ne pouvait pas concevoir son existence en dehors d’une situation permanente d’extrêmes adversités.
Depuis cette date à la dénonciation par Saddam des dits accords en septembre 1980, et jusqu’à l’invasion de la province iranienne de Khuzistan par l’armée irakienne le 22 du même mois, pas un jour ne se passait sans que Khomeiny en personne aussi bien que les services officiels de la radio-télévision iranienne n’eussent déversé leurs torrents d’insultes et de provocations contre la personne de Saddam et son régime, pendant que les groupuscules chiites irakiens inféodés à la R.I. redoublaient leurs propagandes et intrigues en faveur du renversement du pouvoir baasiste. Et comme si un seul adversaire à la fois ne suffisait pas, entre temps l’ambassade d’Amérique à Téhéran avait été aussi occupée en 1979 par les étudiants dits de « la ligne de l’imam », et son personnel pris en otage, portant la tension avec la superpuissance américaine à son comble. Autant dire que, depuis sa naissance même, le pouvoir islamique de Téhéran ne pouvait pas concevoir son existence en dehors d’une situation permanente d’extrêmes adversités.
La guerre Iran-Irak n’est même pas terminé que, programmé dans son ADN, – les disciples de Khomeiny avaient déjà commencé leur carrière, dès les années 40, par des attentats meurtriers contre des intellectuels et hommes politiques iraniens – le terrorisme visant un grand nombre d’opposants iraniens en exile, en même temps que des attentats contre des puissances étrangères comme celles de la rue de Renne à Paris, ou le fatwa de l’ayatollah Khomeiny contre la vie de Salman Rushdie, viennent enrichir le bilan des initiatives intempestives du pouvoir des mollahs. Et ce n’était qu’un début. L’Irak a-t-il échappé à la mainmise de la R. I. ? Le Liban et plus tard la Syrie et puis le Yémen et bien d’autres pays musulmans sont toujours là pour voir le régime islamique y étendre ses tentacules. Et ce, pendant qu’à l’intérieur l’économie relativement prospère héritée de l’ancien régime suit une flagrante descente aux enfers.
UNE LOGIQUE QUI SE RÉPÈTE
Face à Donald Trump on assiste à la même logique, et d’autant mieux que celui-ci qui ne peut pas, non plus, présider son pays sans une tension permanente autour de lui, se prête à merveille au jeu favori des dirigeants islamistes de Téhéran. Certes, l’une et l’autre partie répètent à l’envie qu’elles ne cherchent pas la guerre. De telles affirmations peuvent-elles nous rassurer lorsqu’elles émanent des apprentis sorciers ? Surtout quand, directement ou par forces interposées, les deux parties sont déjà militairement actives en divers points de la région.
Et peu importe ce que coûte les sanctions économiques à la vie déjà insupportable des millions d’Iraniens ; sanctions ou pas, ce régime n’-t-il pas prouvé aux plus optimistes qu’il est dans l’incapacité complète et définitive de faire le moindre geste constructif pour améliorer la vie des gens, quels que soient ses recettes pétrolières et les investissements étrangers, lors même que ceux-ci seraient possibles. Qu’un chiffre suffise : durant les quarante ans de règne de ce régime, une période pendant laquelle l’Iran a connu son âge d’or des revenus pétroliers, conséquence entre autres d’une inflation galopante, la monnaie nationale du pays n’a pas cessé son infernale dégringolade, le prix du dollar par rapport à sa valeur initiale s’étant multiplié par deux mille, chiffre oscillant même, ces deux dernières années, entre deux mille et quatre mille !
La moindre sagesse, pourtant, même pour les régimes autoritaires et portés à l’expansionnisme, commande de se doter dans un premier temps d’une économie solide et prospère aussi bien que d’un potentiel social vigoureux avant de développer leur puissance militaire et mettre en œuvre leurs ambitions extérieures.
De fait, ce pouvoir qui veut impressionner le monde et son peuple par ses 100 000 missiles et ses drones, et que d’aucun se plaisent à présenter comme une renaissance de l’empire perse, mais dont plus de 150000 des meilleurs diplômés des universités fuient le pays chaque année et les avions civils ne cessent de faire des crashs tant ils sont fatigués et leur manquent les pièces de rechanges, n’est tout au plus qu’un colosse aux pieds d’argile.
Rien d’étonnant ; ce régime qui n’a jamais compris ce que voulait dire l’économie, plus que de ses recettes en pétrodollars vit de ses défis vis-à-vis des autres, contre un « grand Satan », sans lesquels il perd jusque sa raison d’être. La moindre sagesse, pourtant, même pour les régimes autoritaires et portés à l’expansionnisme, commande de se doter dans un premier temps d’une économie solide et prospère aussi bien que d’un potentiel social vigoureux avant de développer leur puissance militaire et mettre en œuvre leurs ambitions extérieures.
De fait, on ne mesure l’absurdité des vantardises guerrières de ce régime, avec son économie agonisante, qu’en se souvenant de la faillite économique consécutive à la course aux armements d’une superpuissance telle que l’ex-URSS, toute choses égales par ailleurs.
Plus de quarante ans d’apprentissage de la diplomatie a révélé un total manque d’aptitude pour les subtilités de cet art chez les dirigeants du régime islamiste, modérés et durs confondus, catégories destinées à apporter de la crédibilité à la farce électorale et donner le change aux observateurs étrangers (nous exceptons, bien sûr, les quelques techniciens de haut vol de la diplomatie formés sous l’ancien régime mais dont la tâche se limite à veiller à la bonne rédaction des accords en accompagnant les missions chargées de les négocier).
Pourtant, ces mêmes Iraniens qui au début de ce régime et contre l’agresseur irakien ont tout sacrifié pour défendre leur territoire ne sont plus dupes de ses manœuvres va-en-guerre et se soucient davantage du pain qui manque sur leurs tables et de l’avenir de leurs enfants.
Où est la diplomatie lorsque, parallèlement à une posture d’hostilité systématique vieille de quarante ans contre les US, le même régime se couche devant la Russie de Vladimir Poutine dans bien des domaines. En 2018, par exemple, lorsque celle-ci, en violation des droits de l’Iran sur les rives de la mer caspienne ainsi que sur ses ressource sous-marines- droits reconnus et garantis par deux traités signés au 20e siècle part les deux parties iranienne et soviétique – établit une redistribution arbitraire des dits droits entre l’ensemble des nouveaux pays riverains, dont les républiques issues de l’effondrement de l’ex-URSS, elle obtient, comme une lettre à la poste, l’aval des maîtres de l’Iran.
Alors le monde a beau s’inquiéter des sombres nuages qui s’accumulent au-dessus du golfe Persique et inviter tous les jours les protagonistes à plus de retenue ; et peu importe que, l’épisode actuel une fois dépassé, Donald Trump soit réélu ou non ; tant que persiste à Téhéran le pouvoir aventuriste actuel et gouverne le fanatisme crasse de Ali Khamenei et de son armée de profiteurs et de corrompus on n’aura pas fini d’assister aux scenarios de même nature, avec pour principale victime le peuple iranien dont la résistance, portée aujourd’hui de plus en plus par les classes populaires, ouvriers, enseignants, retraités…, est réprimée avec la dernière violence.
D’ailleurs, les actes de piraterie et les gesticulations guerrières de ces dernières semaines du régime islamique dans le détroit d’Ormuz, tout en lançant des défis au gouvernement américain et ses alliés, viseraient encore davantage ces Iraniens eux-mêmes qui, avec de moins en moins à mettre sous la dent, devraient ressentir de la fierté de voir « leur » gouvernement défier les grands de ce monde. Pourtant, ces mêmes Iraniens qui au début de ce régime et contre l’agresseur irakien ont tout sacrifié pour défendre leur territoire ne sont plus dupes de ses manœuvres va-en-guerre et se soucient davantage du pain qui manque sur leurs tables et de l’avenir de leurs enfants.