Alors que le banquier ivoirien brigue la présidence de la formation d’opposition du PDCI, l’existence d’un enregistrement de 2020 capté par les renseignements ivoiriens refait surface. Un dossier sensible dans lequel apparaît en filigrane la relation entre Tidjane Thiam et le chef de l’État français, Emmanuel Macron.
C’est un enregistrement dont l’existence se murmure au sommet de l’État ivoirien depuis près de trois ans. Toujours évoqué mezzo voce, l’audio connaît une seconde vie depuis le milieu du mois d’octobre. Ces derniers jours, une poignée de figures du microcosme abidjanais en ont eu vent, sans pour autant y avoir eu accès ni même connaître la nature exacte du document audio. Son ombre apparaît désormais en filigrane dans la campagne pour l’élection à la présidence de la formation d’opposition du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), que brigue actuellement le banquier ivoirien Tidjane Thiam.
L’audio, long d’un peu plus d’une quinzaine de minutes, a été capté par les services de renseignement ivoiriens le 3 novembre 2020. Alors que les résultats de l’élection présidentielle viennent tout juste d’être dévoilés et annoncent une victoire écrasante d’Alassane Ouattara, au premier tour, avec 94,27 % des suffrages, on y entend les voix de Tidjane Thiam et d’Henri Konan Bédié, dit « HKB », alors président du PDCI, depuis décédé le 1er août 2023. La veille de l’échange téléphonique, ce dernier, qui avait fait le choix de boycotter le scrutin, a pris la tête d’un Conseil national de transition (CNT), qui entendait contester la réélection d’Alassane Ouattara.
Dispositif d’interception
Il ne le sait pas, mais le téléphone du « Sphinx de Daoukro », retranché dans sa résidence abidjanaise du quartier Cocody, est alors sur écoute via un dispositif d’interception mis en place par les services de renseignement ivoiriens. Tidjane Thiam, de son côté, se trouve aux États-Unis, où il a ses habitudes depuis de nombreuses années.
Dans l’enregistrement, les deux hommes évoquent sans détours la situation tendue à Abidjan : le scrutin a été marqué par de violents heurts et l’abstention a atteint un niveau record. Très vite, au cours de la conversation, Tidjane Thiam invite Henri Konan Bédié à se rendre à Paris pour « rencontrer Emmanuel Macron ».
À plusieurs reprises au cours de l’échange, l’ancien patron du Crédit Suisse évoque ses contacts avec le chef de l’État français, qu’il connaît personnellement depuis une décennie. Aux interrogations de Bédié, qui demande si Emmanuel Macron est informé du projet, Tidjane Thiam répond par l’affirmative. Il lui précise également que les modalités de ce déplacement ont été discutées directement avec l’Élysée. Et ce jusqu’au jet privé qui pourrait lui être envoyé pour rejoindre l’Hexagone, tandis que Bédié évoque les difficultés techniques qu’il pourrait rencontrer pour quitter le territoire ivoirien.
Intermédiaire entre « HKB » et l’Élysée
La tension est alors palpable en Côte d’Ivoire, et Paris s’inquiète du scénario d’une crise post-électorale de grande ampleur. Dès le dimanche 1er novembre, alors que les résultats du premier tour n’ont pas encore été dévoilés, Emmanuel Macron avait téléphoné à Alassane Ouattara pour lui faire part de « sa grande préoccupation ». Lors de cet appel, pour le moins tendu, révélé par Africa Intelligence (AI du 03/11/20), le chef de l’État français avait invité son homologue ivoirien à « faire un geste » à l’égard de l’opposition, sans qu’aucune mesure concrète ne soit cependant évoquée.
De son côté, Tidjane Thiam, qui a refusé de rejoindre le Conseil national de transition et marqué son opposition à l’initiative, tente de jouer les intermédiaires entre l’Élysée et Henri Konan Bédié, qui ne dispose que de contacts très limités avec l’entourage d’Emmanuel Macron. Lorsque de premiers tirs retentissent aux abords de la résidence du leader de l’opposition, le 3 novembre, c’est ainsi Tidjane Thiam qui sollicite l’Élysée afin d’intervenir auprès d’Alassane Ouattara.
En parallèle, le banquier franco-ivoirien est également en contact quotidien avec l’ancien président Laurent Gbagbo, qui, depuis Bruxelles, n’avait pas non plus souhaité prendre part au CNT. Si le scénario de la venue de ce dernier à Paris est brièvement évoqué, le fondateur du Front populaire ivoirien (FPI) ne peut alors pas se déplacer en raison du contrôle judiciaire dont il fait l’objet dans le cadre de la procédure le concernant devant la Cour pénale internationale (CPI).
Paranoïa
L’activisme de Thiam suscite alors une certaine paranoïa à Abidjan. Un sentiment que l’enregistrement de la conversation avec Henri Konan Bédié, le 3 novembre, vient largement alimenter. L’audio est ainsi transmis immédiatement à Alassane Ouattara.
Aux yeux de l’entourage du chef de l’État, ce document étaye une thèse qui circule alors depuis plusieurs semaines selon laquelle Emmanuel Macron, fort de sa proximité avec Tidjane Thiam, soutiendrait en sous-main les desseins politiques de ce dernier (AI du 06/10/20).
En effet, dès le mois d’avril 2020, alors que de premières rumeurs sur une hypothétique candidature de Thiam à la présidence ivoirienne avaient éclaté, l’activisme de l’ancien ministre du plan avait été suivi avec minutie par Abidjan. Une sortie de Tidjane Thiam, qui s’inquiétait publiquement sur TV5 Monde en plein mois d’août des conditions du scrutin de novembre, avait irrité au sommet de l’État ivoirien. Elle agace d’autant plus qu’Emmanuel Macron évoquera en des termes proches ses préoccupations une dizaine de jours plus tard, lors d’un déjeuner organisé à l’Élysée avec Alassane Ouattara le 4 septembre.
Dénégations gênées à l’Élysée
L’enregistrement du 3 novembre offre ainsi aux yeux du président ivoirien une preuve inédite du soutien présumé du président français dont se prévaut Thiam. Très rapidement, Alassane Ouattara décide alors de transmettre l’audio à l’Élysée. Aux éléments fournis par le chef de l’État ivoirien, Emmanuel Macron répond alors par des dénégations gênées et dément le projet selon lequel Bédié aurait été convié à l’Élysée. Le président français invite néanmoins à nouveau son homologue ivoirien à « faire des gestes » en faveur de l’opposition.
Le transfert de l’enregistrement à l’Élysée aura pour principale conséquence de geler de facto les efforts de Thiam, et Henri Konan Bédié ne fera finalement jamais le déplacement à Paris. Dans la foulée, l’existence de ce document sera directement évoquée par l’Élysée avec Tidjane Thiam. Plusieurs proches du banquier ivoirien l’informeront également que son échange avec Bédié a été capté par les renseignements ivoiriens.
Présidentielle de 2025
Si l’épisode semblait clos, le spectre de cet enregistrement a subitement refait surface à la fin du mois d’octobre 2023. Il est évoqué à mots couverts par plusieurs membres de l’entourage d’Alassane Ouattara. Une poignée de cadres du PDCI ont également été informés de son existence. C’est notamment le cas de Thierry Tanoh et Jean-Louis Billon, un temps tous deux candidats face à Tidjane Thiam dans la course à la présidence du parti avant de finalement renoncer. Pour autant, les deux hommes n’ont jamais eu accès à l’audio et en ignorent la nature exacte. Autre personnalité du microcosme abidjanais à connaître l’existence du document : Jean-Christophe Belliard, l’ambassadeur de France en Côte d’Ivoire depuis 2020.
L’ombre de l’enregistrement est agitée comme une menace qui plane au-dessus de Tidjane Thiam, qui avait été reçu par Alassane Ouattara en août 2022. Ce soudain ébruitage est néanmoins loin d’être fortuit, alors que Thiam s’est lancé dans la course à la succession d’Henri Konan Bédié à la tête du PDCI et fait déjà l’objet de nombreuses attaques.
Le parti d’opposition doit désigner son nouveau président lors d’un congrès prévu le 16 décembre prochain. Tidjane Thiam est pour l’instant le grand favori du scrutin, après avoir obtenu, le 31 octobre, le soutien de 48 députés sur les 65 que compte le parti. L’enjeu n’est pas mince, puisque sa désignation lui ouvrirait la voie à une candidature à l’élection présidentielle de 2025 pour tenter de succéder à Alassane Ouattara.
